Alors que la crise augmente en intensité et en déclarations diverses, les politiques de tous bords nous présentent leurs solutions miracles pour relancer la croissance. C’est l’objectif dont le bien-fondé ne se discute pas, c’est le postulat de base, l’évidence des évidences…
Et même si les projections européennes de croissance oscillent entre 0,1% et 1% pour les plus optimistes soufflant pieusement sur les braises du feu éteint, aucun n’émet l’hypothèse iconoclaste que la croissance n’existe plus, et qu’elle pourrait avoir bel et bien disparue.
C’est parce que le moteur du modèle occidental dans lequel nous vivons depuis plusieurs générations est basé sur la croissance. Elle a forgé nos consciences, bercé nos rêves, structuré nos raisonnements et fait désormais partie de notre ADN… L’idée qu’elle puisse disparaître un jour est à ce point inconcevable, blasphématoire, et du domaine de la science-fiction, que seules quelques voix osent évoquer la possibilité d’un monde dans lequel la croissance ne serait plus.
Car les conséquences de sa disparition, sont non seulement économiques et sociales, mais elles sont surtout plus profondes et touchent aux principes mêmes de notre civilisation, à sa logique et à ses fondements philosophiques… Si la croissance s’évapore, ce sont nos certitudes qui sont ébranlées, notre vision du futur qui change, nos espoirs de bonheur et d’amélioration qui s’évanouissent… Comment pourrions-nous être heureux dans un monde sans croissance ? L'immense majorité de la population ne sait plus répondre à cette angoissante question.
Alors, pour ne surtout pas remettre en question le paradigme de la croissance infinie, les responsables politiques et les acteurs de l'économie ont préféré laisser le crédit exploser, émettre de la monnaie depuis les Banques Centrales afin de maintenir sous perfusion l’économie en y injectant son carburant favori : l’argent.
Force est de constater que ça a bien fonctionné durant des décennies. Mais ce faisant, ils ont "donné les clefs du camion" à la finance qui a prospéré car nous avions besoin d’elle pour maquiller l’évidence, et ne pas abandonner ce qui nous apparaît toujours comme une intangible et sainte vérité…
Dans certains cas, c’est la dette privé qui a compensé le manque de création de valeur et artificiellement soutenu la consommation des ménages comme aux USA, dans d’autres, ce sont les gouvernements eux-mêmes qui ont emprunté au-delà du raisonnable afin de redistribuer de quoi consommer et alimenter la machine, désormais condamnée à la croissance pour rembourser. Or cette croissance n'existe plus, et chaque dollar goulûment absorbé par les dispositifs ne produit plus suffisamment de valeur (cf graphe ci-contre).
Était-il possible de changer les choses avant d’être piégé dans le cercle vicieux de la dette sans fin ? Était il envisageable de demander aux populations de radicalement changer leurs comportements d’achat, et surtout de renoncer à leurs rêves ? Bien sûr que non ! Car personne n’aurait été élu sur un tel programme.
Alors que la planète incrédule observe les dispositifs dangereusement vaciller, et pour certains s’effondrer, l’heure n’est plus vraiment à la critique du dogme et de ses conséquences bonnes ou mauvaises. Après tout, le « modèle croissant » a permis de vivre ensemble dans un relatif bonheur durant plusieurs décennies autour d’idées simples, normalisées et largement partagées, c’est peut-être là l’essentiel...
L’objet n’est pas non plus de conspuer le crédit facile, la finance internationale, les technocrates, ou bien de désigner un coupable expiatoire à tout ceci, car nous sommes tous responsables de ce qui arrive. Oui, nous sommes tous définitivement responsables de notre difficulté à imaginer autre chose, et de notre incapacité à sortir de la croissance en tant que théorie politique.
Aujourd’hui, l’usine à rêve est grippée et menace d’exploser. Elle est sous assistance respiratoire, elle ne produit plus grand-chose pour la majorité, condamnée à regarder quelques privilégiés profiter encore des attributs de la réussite qui s’étalent ostensiblement sur des affiches quatre par trois ou dans les magazines fashion. L’écart entre le réel et le « rêve croissant » se creuse jour après jour…
Un peu partout dans le monde, certains expliquent que l’unité de mesure de la réussite d’une civilisation devrait aussi celle des individus qui la compose. Au lieu de cela le PIB est devenu la nouvelle aune planétaire, soumise à l’approbation dédaigneuse d’agences privées partiellement financées par les banques. Pourtant, le PIB ne mesure pas les dégâts sur l’environnement, le revenu moyen par habitant, le bien-être, le niveau d’éducation, la sécurité ou le degré de liberté…
Alors que faire ?
L’histoire de l’humanité nous apprend que des civilisations beaucoup moins globales et planétaires que la notre, n’ont pas su se remettre en question à temps, et ont disparu du fait de leur inadaptation. Cela laisse peu d’espoir pour un sursaut salvateur compte tenu du gigantisme des chaînes de commandement que nous avons généré, et qui n’ont aucun intérêt à se tirer une balle dans le pied tant que leurs salaires sont encore versés. Notre capacité de réforme structurelle est très faible…
Si la réforme éclairée n’est pas possible, certains seront alors tentés de rejoindre ceux qui prônent une révolution encapuchonnée depuis longtemps. Mais il n’y a que dans l’imagerie populaire qu’une révolution peut être conduite par une minorité de gueux armés de lance-pierre. Ils ne feront jamais basculer la majorité qui a depuis longtemps décroché d’une quelconque réflexion politique, ou d’une quelconque capacité à faire autre chose qu’appuyer sur les boutons de la télécommande de leur TV ou bien se ruer sur les soldes… Et puis, comment vivre ensemble après ça ?
Que nous reste t-il alors, si ni l’évolution ni la révolution ne sont possibles ?
Difficile à prévoir, mais il reste peut-être une "troisième voie" car le modèle croissant va vraisemblablement continuer à s’essouffler, faute de moyens pérennes. Il va progressivement s’asphyxier tout seul en l’absence de consommateurs, tel un poisson rouge hors de son bocal. Le phénomène est déjà à l’œuvre en Europe et aux USA où la fin des crédits faciles, l’évaporation de l’épargne des ménages, la délocalisation des usines, la réduction des aides de l’état et l’explosion du chômage conduisent à une dé-consommation forcée.
A moyen terme, le modèle croissant moribond, va vraisemblablement laisser place à un modèle décroissant contraint, car les gens n’auront pas le choix… Cette révolution par défaut, n’a rien d’épique, de réfléchi ou de voulu (bien évidemment). Mais elle s’impose à la majorité, elle va s’installer dans nos vies pour transformer le modèle de manière sectorielle et locale. Des pans entiers de l'industrie, des métiers, des services ont déjà disparus ou vont disparaître, des régions industrielles, des zones géographiques, des quartiers en feront les frais...
Ne nous y trompons pas : ce n’est pas la décroissance en tant que théorie politique minoritaire qui est à l’œuvre aujourd’hui, c’est la décroissance en tant que force universelle. Ce papier n’a rien de militant (ou de politique), il tente simplement de considérer d’un point de vue systémique le phénomène de décroissance, aussi implacable dans sa logique, que l’était la croissance durant plusieurs siècles. Il suffit de regarder la tendance de la croissance depuis les années 1960:
Si l’on admet que la nature s’inscrit dans des cycles de croissance et de décroissance, de création et de destruction, de courbes ascendantes et descendantes, alors on peut aisément imaginer que notre modèle économique ne peut pas être croissant indéfiniment, ne serait-ce que parce que nous vivons dans un monde où les ressources naturelles sont limitées et non renouvelables (Voir à ce propos les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen et le concept de bioéconomie - Voir aussi note en bas de page). Et il n'est pas établi non plus que la découverte de nouvelles énergies, et / ou de nouvelles technologies pourraient retarder l’avènement naturel de la décroissance, et indéfiniment prolonger notre fragile apogée tant elle coûte cher en ressources et en gaspillages divers…
Si les politiques n’anticipent pas les phénomènes de chômage et de paupérisation déjà l’œuvre, le risque global est très important. Si aucune alternative durable au modèle croissant ne se met progressivement en place pour absorber les milliers, les centaines de milliers puis les millions de personnes qui vont être expurgées des dispositifs d’aide, alors nous risquons de faire face à des situations qui pourraient être dramatiques.
Nous constatons déjà les conséquences de l’arrivée non préparée de la décroissance et de la désurbanisation en Grèce… Le modèle planétaire ne fonctionne plus là bas, et ne permet plus d'honorer les échéances depuis longtemps. On s’acharne pourtant à le sauver, quel qu’en soit le coût, en affectant l'intégralité des aides BCE au remboursement de la dette, qui génère elle-même une nouvelle dette ! La Grèce ne produisant rien qui puisse lui permettre de rembourser quoi que ce soit, on diffère l'issue fatale et on augmente potentiellement l'onde de choc. Quant à l'avenir...
Dans un monde idéal, il faudrait éviter que la décroissance ne s’impose à nous comme une force destructrice et incontrôlée. Il faudrait construire de nouvelles alternatives, anticiper un changement de modèle progressif sans avoir la prétention de tout refaire du sol au plafond en voulant régler la question en un jour…
Malheureusement, ce monde des bisounours n’existe pas, et on élit toujours les leaders qui affirment détenir une solution globale pour aujourd'hui. Quel leader se ferait élire en osant avouer qu’il n’a pas la solution dans l'immédiat, mais que collectivement il sait que nous pouvons la trouver demain ? Quel homme politique pourrait se faire élire en expliquant qu’il va falloir inventer localement et explorer, tout en remettant en question nos certitudes les plus essentielles et la branche sur laquelle il est assis ?
La décroissance risque encore de s’imposer avec force et violence, car nous semblons préférer tous les remèdes, mêmes les pires, plutôt que de remettre en question le dogme. « Une bonne guerre » pour tout casser et ensuite tout reconstruire à l’identique, diront certains… Cette alternative préférée de l’histoire, traduit effectivement notre triste incapacité collective à sortir des schémas, et à sans cesse reproduire les mêmes erreurs.
Aujourd’hui, nous sommes face à une situation qui implique une adaptation de notre part, une remise en question constructive et progressive... Nous devons nous adapter au changement de cycle, nous devons tenir compte du fait que la croissance ne permet plus de vivre ensemble, et que la décroissance non préparée risque de s’imposer un peu partout dans le monde qu'on le veuille ou non.
Il ne s’agit pas d’une certitude absolue, mais plutôt d’une intuition. Celle qu’il est encore temps de coordonner les modèles croissant et décroissant, de favoriser une transition d’un monde, où certains problèmes peuvent encore être réglés globalement, vers un monde résilient où des solutions apparaissent, ou apparaîtront localement au niveau des individus... Il serait peut-être utile (et peu coûteux) de faciliter dès aujourd'hui la mise en oeuvre des initiatives locales, de mettre en place une fiscalité rurale incitative, de déployer une nouvelle architecture politique moins centralisée et plus adaptée aux enjeux de demain. Mais je ne vois nulle trace de telles propositions sacrilèges dans les discours politiques...
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Note: Nicholas Georgescu-Roegen : économiste mathématicien en marge de la pensée économique dominante, a fondé sa pensée sur la thermodynamique, notamment sur sa seconde loi, l'entropie, ou loi de dissipation. Il s'est beaucoup inspiré de la théorie de l'évolution de Darwin, décrivant le développement de la technologie comme le prolongement de l'évolution biologique de l'espèce humaine. Ceci l'amènera à créer le concept de bioéconomie. La prise en compte de l'entropie implique que l'économie doit être vue comme un système biologique, avec les contraintes qui affectent tout système vivant. Georgescu-Roegen démontre avec la rigueur du mathématicien que la recherche d'un état stationnaire pour l'économie actuelle n'est pas soutenable. La seule issue - conclusion qui n'est pas facile à entendre - est la décroissance. Georgescu-Roegen est sans appel: le système économique du 19è siècle dans lequel nous vivons aujourd'hui est une fiction qui est vouée à s'écrouler. Source
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